La phase de l’ouverture (qui est constituée des 20 premiers coups) a une influence très forte sur le reste de la partie. Il suffit en effet de regarder quelques parties de tournois pour comprendre que les experts gagnent souvent contre des joueurs moins expérimentés en prenant dès l’ouverture un avantage irrésistible. Même dans les cas où la phase d’ouverture n’est pas déterminante dans l’issue de la partie, elle tend à dicter le style de jeu dans le milieu de partie.
Il y a désormais assez de connaissance sur le début de partie à Othello pour se construire une bibliothèque d’ouvertures. La plupart des champions ont un répertoire avec au moins une douzaine d’ouvertures qu’ils connaissent en profondeur (jusqu’au coup 25, en comptant les variantes). Cependant s’il est évident qu’il est utile de bien connaître quelques ouvertures, je pense qu’il est encore plus important de comprendre les principes de base de la stratégie dans les ouvertures.
Principes généraux de jeu dans les ouvertures
Voici les « grandes règles » (triées plus ou moins par ordre de priorité décroissante) que la théorie classique conseille pour jouer les ouvertures :
- Essayez d’avoir moins de pions que votre adversaire.
- Essayez de retourner le centre de la position (les 4 cases initiales dans les premiers coups).
- Évitez de retourner trop de pions en frontière (c’est-à-dire les pions à l’extérieur de la position) et donc de vous construire des murs.
- Essayez de regrouper vos pions en une seule masse plutôt que d’avoir des pions
isolés et dispersés. - Évitez de prendre des bords trop tôt (avant le milieu de partie).
Tous ces principes s’appliquent également au milieu de partie. Le jeu d’Othello est cependant plein de contradictions et nous verrons plus tard qu’il y a plusieurs types d’ouvertures qui dérogent à certains des principes ci-dessus et qui marchent quand même assez bien. Pour l’instant, attardons-nous un instant sur le concept le plus important de la stratégie des ouvertures, et probablement du jeu d’Othello : la mobilité.
La mobilité est l’essence de tous les principes d’ouvertures ci-dessus. Elle peut être définie comme une mesure du nombre de coups légaux d’un joueur à un instant donné.
La bataille de la mobilité
On peut décrire la phase d’ouverture à Othello comme une « bataille pour la mobilité », que l’on appelle aussi maximisation de la mobilité. Chaque joueur essaie d’avoir à chaque tour une meilleure mobilité (plus de coups légaux) que son adversaire. Pour cela, il faut arriver à augmenter sa propre mobilité tout en diminuant celle de l’adversaire. Si l’un des joueurs arrive à réduire la mobilité de son adversaire à zéro (ou presque zéro) alors ce joueur pourra forcer très rapidement son adversaire à faire des coups perdants et il s’ensuivra une victoire facile (et même si la victoire n’est pas rapide, elle est inéluctable : un avantage de mobilité acquis dans l’ouverture se traduit souvent par une finale gagnante). Mais quelles sont les techniques concrètes pour appliquer ce concept théorique ?
Une technique très efficace est la technique dite d’évaporation. Elle consiste à essayer de forcer votre adversaire à retourner beaucoup de vos pions, afin qu’il se retrouve très vite à court de (bons) coups. Pour imposer cette évaporation, vous devez toujours jouer dans les régions dans lesquelles votre adversaire a accès, tout en conservant une position groupée (mais faites quand même attention aux risques de 64-0!). Bien que cette méthode d’évaporation puisse donner des résultats spectaculaires, il est peu probable que vous puissiez l’appliquer sauf si vous jouez contre un débutant : elle réclame en effet pas mal de coopération de la part de votre adversaire, qui doit faire un certain nombre de mauvais coups retournant beaucoup de pions frontières. Pour dépasser ce stade de la minimisation, nous devons définir un autre concept clef de la stratégie des ouvertures, le coup tranquille.
Les règles même d’Othello font que la plupart de vos coups tendent à augmenter la mobilité de votre adversaire et à diminuer la vôtre (car il y a soudainement, après votre coup, plus de pions à retourner pour votre adversaire, et moins pour vous-même). Cependant il y a un type de coup qui ne suit pas cette tendance : les coups dits tranquilles. Un coup tranquille est un coup qui ne retourne aucun pion frontière, typiquement en retournant seulement un ou deux pions intérieurs.
Se créer des coups tranquilles
Quand il n’y a pas de coup « extraordinaire » les joueurs essayeront de jouer des coups tranquilles pour garder leur mobilité (en générale les coups tranquilles ne changent pas la balance de mobilité entre les joueurs). Cela signifie que c’est toujours une bonne idée d’avoir des coups tranquilles en réserve, et donc également que vous devrez toujours penser dans l’ouverture à vous créer des coups tranquilles, tout en détruisant ceux de votre adversaire.
Nous allons voir comment faire cela en utilisant la plus « classique » des ouvertures (la Inoue) comme exemple.
La variante Inoue: 1.f5, 2.d6, 3.c5, 4.f4, 5.e3, 6.c6…
… 7.e6 (Noir se crée un coup tranquille en c4)
La Inoue (Hiroshi Inoue fut le premier Champion du Monde en 1977) est l’une des plus vieille variantes de l’ouverture perpendiculaire. L’idée derrière le coup 7.e6 est qu’il connexifie la position noire et se crée un accès au coup tranquille en c4. Blanc doit ensuite empêcher Noir de jouer en c4 en jouant l’un des coups 8.f7 ou 8.f6 (cela s’appelle retirer l’accès).
Retirer l’accès Puisque les coups tranquilles sont tellement désirables, il faut absolument apprendre à les reconnaître. S’il sont chez vous, jouez-les ! A contrario, s’ils apparaissent chez l’adversaire, n’hésitez pas, éradiquez-les ! Voyons cela sur un exemple de l’ouverture Rose :
L’ouverture Rose: 1.f5, 2.d6, 3.c5, 4.f4, 5.e3, 6.c6, 7.d3, 8.f6, 9.e6,…
… 10.d7 (retire l’accès de Noir en c4)
La Rose (nommée ainsi en hommage au champion du monde Brian Rose) est l’ouverture perpendiculaire la plus populaire après l’ouverture Tigre.
Remarquez comment Noir prend accès au coup tranquille en c4 avec 9.e6 et comment Blanc empêche alors son adversaire de jouer en c4 avec 10.d7, qui retourne le pion crucial en e6 (10.f7 est moins bon car il fabrique un long mur sur la colonne f). Il y a en fait trois moyens de retirer un accès à une case : enlever le pion d’appel (comme 10.d7 ci-dessus, qui retourne e6), pourrir le coup, ou jouer carrément soi-même sur cette case. La position dictera le choix de la technique à utiliser. Par exemple, dans la position de la Rose ci-dessus, si Blanc avait voulu retirer le coup Noir en c4 en y jouant lui-même au coup 10, Blanc aurait du retourner trois pions dans trois directions différentes (ce qui est contraire au principe d’économie) et Noir aurait de plus obtenu un nouveau coup tranquille en c3 : cela montre que cela aurait été un très mauvais choix. En fait, certains joueurs pensent que jouer à la place de son adversaire sur une case pour l’empêcher d’y jouer est souvent la moins bonne manière de s’y prendre (et devrait être réservée aux cas désespérés) puisque l’objectif premier est de réduire la mobilité adverse en augmentant la sienne en se gardant des coups tranquille : cela implique une stratégie d’ouverture agressive.
Attaque, défense
Pour résumer, on pourrait dire que votre objectif premier doit être de trouver des coups offensifs, pour prendre accès à des cases cruciales ou pour fabriquer des coups tranquilles qui augmentent votre propre mobilité, et des coups défensifs, pour retirer l’accès de votre adversaire aux cases critiques ou aux coups tranquilles, de manière à diminuer sa mobilité.
Si vous ne trouvez aucun coup offensif ou défensif acceptable, alors jouer un coup tranquille est un moyen de conserver l’équilibre actuel de la mobilité. Il est cependant important de noter que tous les coups tranquilles ne sont pas bons. Par exemple il n’est pas forcément raisonnable de jouer un coup tranquille si cela crée un coup tranquille juste à côté pour votre adversaire. Quelle que soit la phase de la partie, il faut anticiper sur la réponse de son adversaire.
Enfin, dans les cas où vous n’avez pas de coup de mobilité ou de coup tranquille, vous devez essayer en dernier recours de jouer le moins mauvais de vos coups d’attente, c’est-à-dire un coup qui ne retourne qu’un ou deux pions en frontière sans trop augmenter le mobilité de votre adversaire, par exemple le coup 8.f6 de l’ouverture Rose.
Un micro-répertoire
Voici une liste des ouvertures les plus jouées en compétition. Le pourcentage indique la fréquence de ces ouvertures dans la pratique du haut niveau (notez que si vous utilisez une base de données de parties, par exemple WTHOR, les pourcentages actuels pourront bien entendu être légèrement différents à cause des effets de mode sur la popularité des ouvertures).
La Tigre centrale f5, d6, c3, d3, c4, f4, c5 17% La Tigre diagonale f5, d6, c3, d3, c4, f4, f6 15% La Heath f5, f6, e6, f4, g5 12% La Diag. classique f5, f6, e6, f4, e3 11% La Rose f5, d6, c5, f4, e3, c6, d3, f6, e6, d7 10% La Campagnarde f5, f6, e6, f4, g6 4% La Ishii f5, f6, e6, f4, c3 3% La Chat f5, d6, c4, d3, c5 3% La Ganglion f5, d6, c4, g5 2% La Inoue f5, d6, c5, f4, e3, c6, e6 2% La Cheval f5, d6, c5, f4, d3 2% La Tigre groupée f5, d6, c3, d3, c4, f4, e6 2%
Vous pourrez appliquer avec profit ces principes généraux dans la plupart des ouvertures (voir le micro-répertoire ci-dessus). Nous allons voir maintenant qu’il y a des exceptions : il existe des débuts modernes qui désobéissent à au moins l’un de ces « vieux » principes (en fait, comme vous le remarquerez, à un seul de ces principes à la fois) et sont pourtant très efficaces.
L’opposition de masses
Il faut en général, à Othello, éviter de se créer des « murs » puisqu’ils tendent à réduire sa mobilité. Pourtant, on peut accepter de fabriquer un mur si cela met la pression sur l’adversaire et le force à en former un de son côté, et/ou si on a l’impression qu’il sera forcé de « casser » le mur en premier. Cette technique est connue comme la stratégie du double-mur, ou de l’opposition de masse.
Vous pouvez appliquer cette idée dans l’ouverture, en particulier si vous arrivez à forcer l’adversaire à « traverser » le premier, ce qui signifie souvent qu’il vous donnera des nouveaux coups tranquilles. Notez cependant que si vous avez l’impression que vous risquez d’être forcé de traverser vous-même le mur adverse, il peut être judicieux de revenir immédiatement à des stratégies plus classiques comme le contrôle du centre de la position.
L’ouverture Rose plate tournante:
1.f5, 2.d6, 3.c5, 4.f4, 5.e3, 7.d3, 8.f6, 9.e6, 10.d7, 11.g4,
12.c4, 13.g5, 14.c3, 15.f7, 16.d2, 17.e7…
…donne une belle opposition de masse.
La Rose plate tournante est une variante très populaire de l’ouverture Rose. Après le coup noir 11.g4 « à plat », par opposition à 11.g3 plus en diagonale, les deux joueurs font une série de coups d’attente pour essayer de contenir la mobilité adverse d’un côté de la position. Le résultat est une position d’opposition de masses.
Après 17.e7 les joueurs continuent typiquement avec des coups d’attente (18.f2, 19.c8, 20.f3, 21.c7, etc.) pour éviter de traverser le mur adverse, et la position tourne lentement dans le sens des aiguilles d’une montre autour du centre de l’othellier.
Noir essaye ensuite de priver Blanc de bons coups en prenant les bords sud et est. L’expérience a cependant montré que la Rose plate tournante est légèrement supérieure pour les Blancs, car Noir arrive difficilement à forcer Blanc à donner un coin et Noir devra finalement casser le mur blanc à l’ouest dans de mauvaises conditions à cause des bords sud et est. C’est peut-être la raison pour laquelle la variante « Rose transverse » (11.g3, 12.c4, 13.b4) est plus à la mode aujourd’hui.
La damiérisation
Nous avons déjà dit qu’il vous est en général beaucoup plus facile de contrôler le jeu quand vous avez moins de pions que l’adversaire. Mais dans certaines positions d’ouvertures le meilleur moyen pour réduire la mobilité adverse est de prendre totalement le centre avec beaucoup de pions, et de ne laisser à votre adversaire que quelques pions éparpillés à la périphérie de la position, à condition que ces pions se gênent mutuellement. Cette technique est connue sous le nom de damiérisation.
Le joueur « damiérisé », typiquement, n’aura plus que quelques coups car ses pions éparpillés en frontière s’opposent les uns aux autres et se bloquent mutuellement. Ce joueur n’aura alors que deux options : soit se « regrouper » rapidement quel qu’en soit le prix pour contrôler à son tour le centre, soit au contraire continuer à minimiser à outrance en faisant des petits coups d’attente, pour espérer se « reconnecter » quand la position de l’adversaire sera plus vulnérable (à cause de son plus grand nombre de pions).
Le but principal de la damiérisation est de s’installer fortement et durablement au centre pour forcer l’adversaire à faire des « mauvais » coups (qui retournent beaucoup de pions frontières) avant qu’il ne puisse revenir lui-même au centre.
Cependant, c’est une stratégie risquée, délicate à maintenir dans la durée : dans le milieu de partie, en effet, au fur et à mesure que le nombre de pions augmente, il devient de plus en plus difficile d’empêcher l’adversaire de se regrouper. La damiérisation doit donc être utilisée seulement pour prendre l’avantage dans la phase d’ouverture.
L’ouverture Tigre centrale:
1.f5, 2.d6, 3.c3, 4.d3, 5.c4, 6.f4, 7.c5…
… et Blanc est damiérisé!
La Tigre centrale est l’une des variantes les plus anciennes de l’ouverture Tigre (coups 1 à 5), mais reste encore très jouée. La position atteinte après le coup « central » 7.c5 est typique d’une damiérisation. Notez que bien que Noir ait plus de deux fois plus de pions que Blanc, Noir a une bien meilleure mobilité (10 coups possibles contre 4 pour Blanc). La raison est que Noir contrôle le centre de la position et que les pions Blancs sont « damiérisés » (dispersés, ils se bloquent les uns les autres).
Blanc a deux possibilités dans cette position :
- 8.b4, un coup assez « brutal » mais qui reconnecte immédiatement la position blanche.
- 8.b3, un coup d’attente, qui encourage Noir a continuer sa damiérisation, typiquement avec 9.c2, mais qui prépare une « reconnexification » plus efficace plus tard (la variante la plus populaire aujourd’hui est la Tamenori, 8.c2, 9.c2, 10.e6).
Le bétonnage
La stratégie « classique » d’Othello condamne la prise prématurée des bords. Cependant, tous ceux d’entre vous qui se sont fait massacrer par un joueur qui « sautait littéralement sur les bords », savent bien que dans certains cas, prendre rapidement les bords peut être rentable! Bien que l’on rencontre des séquences de résolution de bords dans la plupart des ouvertures, certaines semblent particulièrement propices au béton, parce que le cours du jeu y autorise naturellement l’un des joueurs à « tirer le jeu » vers l’un des bords. Cette stratégie, appelée le béton (ou « hiparri » en Japonais, c’est-à-dire « la tension »), est cependant très risquée. L’enjeu est le suivant : si vous arrivez à forcer votre adversaire à sacrifier un coin rapidement, vous devriez gagner facilement, mais si votre adversaire peut résister et vous obliger à « ouvrir » (et à jouer loin de vos bords), vous perdrez presque à coup sûr parce que vos bords vous gêneront à long terme.
La Heath classique:
1.f5, 2.f6, 3.e6, 4.f4, 5.g5, 6.e7, 7.f7, 8.g6, 9.h5, 10.c5, 11.d8…
…attention au béton !
L’ouverture Heath (coups 1 à 5) est appelée au Japon « Tobidashi », ce qui veut dire « le grand saut », à cause du coup 5.g5 qui saute en dehors du « carré central » (les 16 cases centrales de l’othellier). Les six coups suivants sont extraits d’une partie dans laquelle Takeshi Murakami, triple champion du monde et expert de « Tobidashi », l’a emporté contre Masaki Takizawa, deux fois champion du monde. Bien que cette variante particulière soit assez rare (8.c5 ou 8.h5 sont les réponses usuelles sur 7.f7), c’est un bon exemple d’un bétonnage agressif.
Remarquez comment Noir « lance le béton » sur le bord est avec le coup 9.h5, qui gagne un temps en lui garantissant de jouer en dernier sur ce bord (sauf si Blanc joue en h7, qui est dangereux). Cela n’aurait pas été le cas si Noir avait joué 9.h6, puisque alors Blanc aurait pu jouer un coup de résistance avec 10.h4. Il est crucial de gagner des temps très vite si l’on a décider de jouer une stratégie de béton, et c’est pour cela que les japonais utilise le terme « hiparri » : il faut tendre le jeu.
Après 11.d8 (voir le diagramme ci-dessus), la position commence dangereusement à ressembler à ce que l’on appelle un « double mur double bord » (Ted Landau, dans Othello:Brief&Basic). Ici Blanc doit faire très attention à ne pas donner des temps gratuits sur les bords (par exemple 12.e8 serait suicidaire!), et au contraire essayer de tirer à nouveau le cours du jeu vers le centre de l’othellier (12.d7 est probablement le meilleur coup).
Les choix de Blanc sont donc limités, mais assez évidents, et la difficulté est du côté de Noir, qui doit épuiser les possibilités de Blanc et le forcer à sacrifier, plutôt que de devoir ouvrir lui-même au nord ou à l’ouest dans de mauvaises conditions. C’est pour cela que le bétonnage est une stratégie tellement risquée : une fois qu’il est lancé, on ne peut plus revenir en arrière !
George Ortiz
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Cet article paru dans le numéro 65 Fforum a été écrit par George Ortiz, président de la Fédération Australienne d’Othello, et publié pour la première fois en anglais en 1996 dans la revue australienne d’Othello OZthello. © George Ortiz et la FFO, tous droits réservés.